« Si nous n’optons pas pour l’intégrité notre pays court à sa perte »
Votre enfance, au coeur d’une famille nombreuse, a-t-elle forgé une partie de votre vision politique ?
Tout à fait. Je crois qu’il s’agit de l’aspect le plus important de ma vie. J’ai connu plus exactement deux périodes de formation : la famille et l’université. Quand vous êtes le huitième enfant d’une famille qui en compte neuf, la politique coule alors dans vos veines. Vous devez respecter les autres, rester à votre place, car aucun dérapage ne peut être pardonné. Chez nous, chacun avait son propre rôle, ses propres fonctions. Cela a donc été un facteur créatif et non démotivant.
Être reconnu comme un homme politique intègre, n’est-ce pas aujourd’hui, dans l’Italie actuelle une condition fondamentale pour être élu Président ?
Question difficile… car l’Italie est un pays complexe. D’un côté, on a assisté à un véritable changement en ce sens : en effet, une sensibilité significative s’est manifestée, du point de vue de l’intégrité… alors je devrais vous répondre spontanément « oui ». Mais d’un autre côté, je crois qu’au cours des dernières années, certaines valeurs se sont perdues… On a applaudi le discours mettant en exergue la ruse et l’évasion fiscale. Je ne peux donc pas répondre à cette question par « oui » ou « non ». Je peux juste dire que si nous n’optons pas pour l’intégrité, notre pays court à sa perte, car lorsqu’on parle d’intégrité, qu’il s’agisse de vertus ou de vices collectifs, c’est la cohésion du pays, son avenir qui sont en jeu et c’est cela qu’il convient, selon moi, de promouvoir.
Berlusconi, c’est Il Cavaliere… tandis que vous êtes Il Professore. Quelles sont vos différences fondamentales humaines et politiques ?
Nous personnifions deux alternatives et cela est très représentatif de la démocratie. Berlusconi a réussi et obtenu un grand succès en instaurant en Italie l’idée qu’une réaffirmation à tout prix, même en l’absence de toute règle, peut être bénéfique, à la fois pour soi et pour le pays tout entier. Il a lancé un message très élémentaire et fascinant : « Moi, je me suis enrichi, donc vous aussi pouvez vous enrichir »… Tandis que mon message est le suivant : « Sachez que la politique est tout à fait différente des activités entrepreneuriales individuelles ; elle est synonyme de réseau, de compatibilité… alors si nous évoluons dans une société dépourvue de toute règle, visant à déterminer et à régir le chemin à suivre, non pas à imposer un quelconque frein ou dans une approche dénuée de toute éthique, alors la société s’étiole ». Le fait que l’Italie ait occupé, au cours des années Berlusconi, la dernière place de la croissance européenne, que les écarts au niveau des revenus ont augmenté n’est pas anodin. Aujourd’hui, le niveau d’inégalités est le plus élevé au sein des pays les plus importants de l’UE. Ce n’était pas le cas il y a encore quelques années. Notre société était un peu plus égalitaire que la société française ou anglaise. Je pense que cette recette n’était pas bonne. Bien sûr, je dois encore formuler la mienne, car très souvent, le discours des règles est motivé par la défense des intérêts. Le Gouvernement que je préside actuellement pose deux problèmes majeurs : comment observer les règles tout en brisant les corporations ? Je ne sais pas si j’y parviendrai… l’Italie deviendra-t-elle ou non un pays moderne ?…
Lors de votre passage de 5 ans à Bruxelles, certains vous ont souvent reproché des maladresses, voire des provocations, comme votre invitation au Colonel Kadhafi… Que répondez vous ?
Avant toute chose, je dois dire, honnêtement, que la politique européenne est un véritable choc. Dans le cadre de la politique nationale, on identifie rapidement jusqu’aux tics des personnes. On connaît tout d’un inconnu avec qui l’on discute à peine cinq minutes… On connaît son histoire et on le situe parfaitement… À Bruxelles, c’est différent. De plus, mon arrivée là-bas a coïncidé avec le début d’une période de désagrégation importante. Certains pays véhiculaient alors une idée politique visant à affaiblir la Commission. Par ailleurs, les choix maladroits dont vous parlez se sont révélés être des choix prophétiques. J’ai compris que Mouammar Kadhafi avait besoin et envie de réintégrer la communauté internationale. J’en ai parlé avec les Américains, qui m’ont répondu « non ». J’en ai parlé avec les Anglais qui, eux aussi, m’ont dit « non ». Alors, j’ai pensé qu’il fallait quand même lui donner une chance. Le résultat ? Au moment d’entamer les pourparlers avec Kadhafi, je me suis retrouvé en bout de file, car les autres leaders européens, en commençant par ceux qui m’avaient critiqué ouvertement par le biais de leurs journaux nationaux, faisaient pourtant la queue pour passer des contrats avec lui. Par conséquent, il y a des moments, en politique, où l’on ne doit pas avoir peur de gêner. De plus, il faut faire très attention, lorsque l’on prend une décision, de ne jamais revenir sur ses pas. Si on pense qu’il est profitable pour le Bassin méditerranéen de faire de la Libye un allié et la voir ainsi cesser ses activités terroristes, c’est un fait positif. Et si l’on estime qu’il est grand temps de lui accorder une chance, il ne faut pas changer d’avis. Nous devons poser les mêmes jalons aujourd’hui dans la crise du Liban. Nous avons jugé que les Nations Unies devaient jouer un rôle primordial, afin de mettre un terme à cette guerre et que cet épisode, tout comme la redéfinition de l’unilatéralisme et du multilatéralisme, devaient nous aider à dessiner le cadre d’une paix future. Gare à ne pas faire marche arrière, car tout homme politique se doit de véhiculer un message cohérent, mais s’il se trompe, bien sûr il se saborde. Il est impossible de donner une contribution positive à la politique si l’on fait preuve d’hésitations dans une situation de ce genre. Donc, à Bruxelles, si j’entendais parler de « choix maladroits » ces avis négatifs étant d’ailleurs formulés davantage en anglais qu’en français, je continuais de penser qu’il fallait aller de l’avant… « Gaffe-prone » était d’ailleurs l’expression anglaise la plus répandue. A l’issue de mon mandat, je pense que les résultats obtenus ont été bons : élargissement des pays de l’Union, adoption de l’euro et lancement d’une coopération judiciaire entre les Polices. Des années de grands chantiers et de grandes réalisations… même si nous n’avons pas travaillé sur certaines questions économiques comme je l’espérais, en raison d’une opposition très forte de la part de certains pays.
Votre projet était de rendre l’Europe plus fédéraliste. Avez-vous le sentiment d’y être parvenu aujourd’hui, à un moment où certains parlent de l’Europe « bordel » à 25 ?
En ce qui concerne l’expression Europe « bordel », elle s’appliquait déjà lorsque les membres étaient au nombre de 15. Je peux vous l’assurer, puisque j’ai gouverné dans celles des 15 et des 25. Il existe deux visions différentes de l’Union et tant qu’on ne disposera pas d’une synthèse de celles-ci, on ne pourra pas avancer. Je crois dans une Europe intégrée. Vous avez parlé d’Europe fédérale, le terme étant riche de sens… Je crois en effet que le monde, dans sa globalité, a besoin d’une Europe unie et fédérée. C’était là mon objectif lors de la Présidence italienne de l’UE et c’est mon objectif aujourd’hui en tant que Président du Conseil des Ministres de la République d’Italie. Je n’y renoncerai pas. Naturellement, il est clair que lorsque des disparités s’affrontent, il faut du temps pour élaborer une synthèse. Mais rappelez-vous lorsqu’on disait que seuls cinq pays au maximum seraient intégrés en dix ans et que les Polonais viendraient jusque dans les campagnes, pour nous envahir, etc. Nous avons intégré en réalité 10 pays en 5 ans ! Et aucune tragédie d’aucun type n’a été observée… mais quel soulagement d’un point de vue politique ! Pouvez-vous imaginer de nos jours une Europe qui serait encore divisée ?
Pouvez-vous imaginer ces pays issus de l’ancienne Union soviétique seuls ? La Pologne actuelle, qui est déjà un pays complexe, à mi-chemin entre le Vieux Continent et la Russie, sans destin, sans marché ? La politique ne se compose pas d’un bien et d’un mal absolu, elle englobe des alternatives concrètes. J’ai aussi pour objectif de formuler une idée bien précise sur les pays qui se trouvent aux limites de l’Union. J’ai toujours tenu ce discours et je le répète à propos des dix entrants, de la Roumanie et de la Bulgarie, avec toutes les limites que ces pays présentent, mais aussi avec la grande capacité d’évolution qu’ils offrent, sans parler des pays Balkans. Si vous voulez que cessent les tragédies de la Bosnie, du Kosovo, il est impératif de proposer un destin politique. Trouvez moi sinon un autre destin politique possible que celui de l’UE que l’on puisse concrétiser… Et voilà, nous sommes d’accord ! C’est à nous de leur proposer cela, car en agissant ainsi, c’est aussi mon destin politique que je dessine.
Généralement, l’état de grâce d’un nouveau Gouvernement dure six mois. Quelles sont, à vos yeux, les réformes indispensables à lancer pour remettre l’Italie sur les rails ?
En réalité, nous n’avons bénéficié d’aucun moment de grâce, pas même un jour… puisqu’au lendemain des résultats, la bataille a commencé. Rappelez vous ce qu’il se disait : « vu la majorité restreinte dont vous disposez, autant vous tuer, alors que vous n’êtes qu’à l’état embryonnaire ». Cependant, les réformes que l’Italie doit absolument amorcer concernent des objectifs, comment dire, « élémentaires » : proposer aux jeunes une conjoncture de création. Les choix précédents ont généré une situation rigide, pyramidale et les ressources en matière de création se sont taries. Il faut donc les raviver, offrir des opportunités, briser les corporations. C’est pour cela que nos premiers choix visent à mettre un terme à certaines règles de protection en vigueur : les discours liés aux chauffeurs de taxi, pharmaciens, notaires ou aux avocats ne constituent pas en soi de grandes décisions, mais elles vont dans le sens d’un éveil de la société italienne, qui s’est sentie trop fermée, trop différente et trop protégée… Il est très important de lui insuffler un nouvel élan, mais attention et c’est là où je voulais en arriver, à ne pas toucher aux deux piliers de l’État social qui revêtent une importance capitale : la santé et le programme de la vieillesse et de la pension. Le pays est terrorisé lorsqu’on évoque ces deux aspects.
Or, aujourd’hui, nous sommes bien contraints d’augmenter l’âge de la pension puisqu’on vit plus longtemps, mais nous devons nous efforcer d’axer cet objectif sur le volontariat, de rendre le contexte réellement plus avantageux pour tous ceux qui décideront de travailler plus longtemps. C’est un défi que nous devons relever dans une société en mouvement, puisque nous pourrons l’articuler sans générer pour autant de crainte d’où qu’elle vienne.
Vous vous êtes prononcé pour le retrait de vos troupes d’Irak… Est-ce à dire que vous désapprouvez la politique de George W. Bush au Moyen-Orient ?
J’ai toujours été très clair à ce sujet, même face au Président des États-Unis. Je pense que l’amitié entre l’Europe et les États-Unis est essentielle pour toute paix future. Je ne nourris aucun sentiment d’anti-américanisme ou de fanatisme européen. Nous réussirons ensemble ou pas. Mais entre amis, si l’on ne partage pas le même avis, on doit le dire. La guerre en Irak ne pouvait pas déboucher sur une réussite, car il existe une contradiction profonde entre le verbe « imposer » et le substantif « démocratie ».
Prenons l’Europe, pourquoi les pays de l’élargissement sont-ils aujourd’hui démocratiques ? Pour la simple et bonne raison que nous n’avons imposé aucune mesure. Nous nous sommes limités à formuler des propositions. Quand nous avons réalisé tous ces examens compliqués concernant les critères d’adhésion au sein de l’Union, ce sont leurs Parlements qui ont arrêté les dispositions, ce sont leurs Gouvernements qui ont assuré leur mise en oeuvre, nous leur avons simplement indiqué que notre Communauté était régie par ces règles. Et dans ce cas, on peut alors parler d’exportation de la démocratie. Pour revenir à votre question, je sais pertinemment que l’Irak était en proie à une terrible dictature, mais ce n’était pas là une manière de procéder… Je le répète, la démocratie doit être proposée, sinon il ne peut pas s’agir d’une démocratie.
Lors de l’un de vos séjours en France, vous avez tenté de relancer l’Europe après l’échec du Référendum… On a refusé de vous écouter. Vous sentez-vous déçu par l’attitude française ?
En fait, à Paris, je n’ai pas dit « faisons l’Europe », car je sais très bien que les Français doivent être présents, j’ai simplement dit « discutons-en », « n’oublions pas ce problème ». Sans les Français, on ne peut rien faire. Mais j’insiste, toutes ces discussions restent importantes. J’ai également relancé les relations entre l’Italie et l’Allemagne, les questions sur la Constitution, sur tous ces aspects, dans l’attente justement de la décision française, de sorte que l’on recommence à élaborer un discours collectif. Il existe des pays, comme la France ou l’Allemagne et j’espère aussi un peu l’Italie, qui sont au coeur du processus européen. Si l’un d’eux manque à l’appel, le vide laissé s’en fera ressentir lourdement.
Votre réaction sur les hommes politiques français qui viennent vous consulter pour les primaires ?…
« Consulter »… non, ce n’est pas vrai. Ils font simplement ce que j’ai toujours fait avec les politiques français. Cela rejoint ce que je disais à propos des discussions directes. La France a surtout été impressionnée par le choix des élections primaires en Italie. Cela a provoqué en effet une petite révolution des mentalités de l’Hexagone. Je suis pourtant persuadé que si quelqu’un, dans le cadre du système politique français, avait la possibilité et le courage d’organiser une élection primaire, il présenterait un énorme avantage par rapport aux autres. Mais en Italie, cela a été possible grâce à la situation paradoxale qu’est la crise des Partis, ces derniers étant affaiblis. Il était facile d’organiser une élection primaire dans le cadre de laquelle la participation se fondait sur le volontariat et plus de quatre millions de personnes étaient rétribuées. Les Partis eux-mêmes avaient besoin d’un tel renforcement. En France, cela est moins évident, mais l’expérience italienne a suscité un réel intérêt et c’est l’un des éléments qui a permis d’ouvrir le dialogue, de la même manière que j’ai toujours suivi la vie politique française comme point de référence pour la politique italienne.
J’espère que ces entrevues vont se développer à l’avenir, car il est impossible de construire l’Europe sans ces rapports directs.