Comment définiriez-vous, Monsieur l’Ambassadeur, la position officielle de la Géorgie, dans le conflit ukrainien ?
L’Ossétie du Sud et l’Abkhasie étant déjà aux mains des Russes, le terme de Diplomatie doit vraiment prendre tout son sens…
La situation de la Géorgie peut en effet apparaître comme étant sur le fil du rasoir…
D’abord, ce qui se passe en Ukraine est une tragédie humaine à laquelle personne ne peut rester indifférent. Et la Géorgie moins qu’une autre nation, car nous avons connu des événements similaires, à une autre échelle, ce qui nous ramène à un sentiment amer de déjà vu.
La destruction, la mort, les familles déchirées, cela évoque pour nous un passé relativement récent.
C’est la raison pour laquelle le 24 février, lors du triste anniversaire de l’entrée de la Russie sur le territoire ukrainien, ce sont des milliers de Géorgiens qui sont sortis pour soutenir l’Ukraine.
Il faut bien voir que cette guerre a changé la géopolitique pour l’ensemble de notre région.
Si on compare la situation avec août 2008 et l’invasion de nos provinces, on constate le réveil du monde occidental. Il y a en effet une solidarité sans précédent avec l’Ukraine, ce qui n’avait pas vraiment eu lieu à notre époque. Cela fut aussi le cas pour la Crimée. Or, les experts russes pensaient que s’il n’y avait pas une vive réaction de l’Occident, c’était le signe que la ligne rouge n’avait pas été réellement franchie. Ils ont pris cela comme un encouragement indirect à aller au delà, puisque ceux qui veillaient au droit international n’avaient pas réagi de manière virulente.
L’Europe avait fait part de son extrême préoccupation. Mais cette préoccupation a été perçue comme un signe de faiblesse, particulièrement bien exploitée par les Russes. Serguei Lavrov avait d’ailleurs indiqué que la préoccupation des Occidentaux passait vite !
Le Kremlin a donc pensé qu’il avait une certaine marge de manœuvre…
La Russie ne pouvait imaginer qu’autant de moyens seraient réunis contre elle.
Face à la perte de ses deux provinces (à peu près 20% de son territoire) la Géorgie nourrit-elle une amertume de n’avoir pas été soutenue à ce niveau ?
Nous avons en effet mis plusieurs années pour stabiliser notre économie nationale.
La Russie avait, rappelons-le, commencé par un embargo, depuis juin 2006 pour interdire l’entrée de produits géorgiens sur son sol sous de fallacieux prétextes pour commencer à affaiblir notre économie, notre commerce étant majoritairement tourné vers elle. C’était une réponse politique pour contrer notre République qui voulait entrer dans les structures euro-atlantiques.
Dans le même ordre d’idée, il avait été distribué des passeports pour les territoires occupés afin que l’Armée russe puisse apparaître comme libératrice de la population russophone…
Tout cela est encore très présent pour nous !
Or aujourd’hui, on a la crainte de devenir l’Ukraine après l’Ukraine.
Que la Russie gagne ou perde ! Dans ce dernier cas de figure, pour tenter de redorer son blason, une victoire serait beaucoup plus facile sur la Géorgie, qui ne dispose pas de moyens militaires aussi importants et qui donc serait une proie plus facile que l’Ukraine…
Dès lors, la Géorgie reste-t-elle particulièrement prudente et vigilante ?
Absolument ! Mais cela n’a pas empêché notre pays de voter toutes les résolutions internationales de l’ONU, l’UNESCO, l’OCDE, l’OSCE, etc, en faveur de l’Ukraine ! La Géorgie a été l’un des premiers à envoyer de l’aide humanitaire à un peuple frère. Mais la Russie ne cherche qu’un prétexte pour intervenir… Il faut que vous compreniez que la Géorgie a moins de 4 millions d’habitants quand l’Ukraine en a 50 millions. Nous avons même accueilli 100.000 réfugiés russes, ce qui est considérable…
Où en êtes-vous du train de réformes que la Géorgie doit mettre en route à la demande de l’UE, pour enclencher le processus de son adhésion ?
Nous avons effectué notre dépôt de candidature à l’adhésion pour l’Union européenne en mars 2022.
La Géorgie a pratiquement terminé, à marche forcée au regard de la situation internationale, les 12 recommandations qui lui étaient présentées : l’harmonisation de la législation européenne, la réforme de la justice, etc.
De même, nous avons mis en place un système de « Déoligarchisation », ce projet de loi actuellement en période d’examen par la Commission de Venise…
On peut dire que la Géorgie est le meilleur élève de la course à l’intégration européenne.
Par rapport à certaines réformes, nous sommes même parfois devant plusieurs pays pourtant déjà membres de l’Union européenne.
Mais pour nous, c’est la marque de notre volonté d’intégrer l’UE.
Et puis, je rappellerai aussi que notre Présidente et notre Premier ministre ont tous deux été formés en France, comme une part non négligeable de l’élite administrative et politique de notre pays.
En Géorgie, on aime à citer Paul Valéry qui donnait les critères d’appartenance d’un pays à l’espace européen. C’est lors d’un séjour en Normandie, à Hautot-sur-Mer, qu’il avait mûri cette triple idée pour définir l’identité européenne.
– La démocratie grecque. Avoir, historiquement, subi l’influence de la culture gréco-romaine avec ses traditions démocratiques. Rappelons que dès sa création en 1918, il y a eu un Gouvernement géorgien en France, en exil, une jeune République sociale démocrate qui a fait réaliser des réformes et une Constitution très démocratique en 1920, qui est même en conformité avec les standards d’aujourd’hui ! Les femmes ont eu le droit de vote dès 1919 chez nous, avec pas moins de 5 femmes Députées.
Je rappellerai aussi que l’âge d’or de la Géorgie était sous le règne de la reine Tamar Ire. Les femmes ont toujours, chez nous, joué un rôle central.
– Le droit romain, c’est-à-dire les grand principes du corpus qui y est lié.
– Et enfin, la religion chrétienne, avec ses valeurs internationales. La Géorgie est, rappelons-le, l’une des premières civilisations chrétiennes avec nos amis arméniens.
Dès lors, nous remplissons de fait les trois critères de Valéry !
Et aujourd’hui, à la lumière de la paléontologie, avec l’Homme de Tautavel, il faut bien savoir que ce sont des Caucasiens, venus de l’actuelle Géorgie qui, dans la réalité, sont les ancêtres historiques des Européens.
Le ciment de tous ces peuples et nations d’Europe, n’est ce pas la Culture ? Dans ce numéro, nous avons d’ailleurs mis l’Europe de la Culture à la Une, avec la Commission Malraux… Quelle serait, selon vous, la signature de la culture géorgienne ?
Vous savez, le Président Sarkozy, lors de sa venue à Tbilissi, regardant notamment l’architecture de notre Capitale avait dit que c’était l’Europe et sa culture qui étaient présentes ici.
Et puis, bien sûr, pour un Français, la Géorgie, c’est le berceau du vin.
Les experts et paléontologues, que j’évoquais précédemment, en procédant à des analyses scientifiques sur des pépins de raisin, se sont réunis avec des spécialistes et ont tous reconnu qu’avec près de 8 000 ans d’histoire, notre pays faisait figure de doyen de la culture vinicole.
Le mot vin, racine de la culture européenne, viendrait d’ailleurs du mot géorgien Gvino (in vino veritas !)…
Et la singularité de notre production est également liée aux Kvevris, qui sont des jarres en terre cuite façonnées en argile qui, désormais, commencent aussi à être utilisées pour vinifier certains cépages français !
La Géorgie peut apporter également à cette Europe de la Culture que vous évoquez, son antériorité, avec des documents écrits d’importance du Vème siècle par exemple. En France, le premier monument dit les Serments de Strasbourg ne date-t-il pas du… IXème siècle ?
Autre point d’importance, la relation avec le peuple juif…
Il existe de nombreux documents en langue géorgienne, qui proviennent des échanges avec la Palestine. Ils étaient rédigés en araméen ou en hébreu et les originaux n’existent plus… que chez nous. Il y a toujours eu une vraie coexistence pacifique et amicale entre nos deux peuples et jamais de persécutions ou de pogroms. C’est un symbole de tolérance qui a été porté par notre Présidente jusqu’à l’Unesco !
Comment définiriez-vous les relations économiques avec notre pays ?
Elles sont largement inférieures au niveau souhaitable.
Je me suis d’ailleurs rendu au Medef international pour indiquer aux entreprises françaises les avantages trop peu connus de la Géorgie, au premier rang desquels la stabilité de la législation, mais aussi beaucoup de conditions favorables pour les sociétés qui s’établissent chez nous ou encore des taxes très faibles et la possibilité de rapatrier un nombre non négligeable de firmes qui, jusqu’alors, étaient positionnées en Russie.
Et le tourisme ?
Nous sommes l’ex Riviera de l’Union soviétique !
De beaux paysages, une nature préservée, des lieux de pèlerinage : la Géorgie devient une destination privilégiée.
Nous avons même bénéficié d’une croissance de 30% du tourisme français. Et en 2018/19 nous avons reçu pas moins de 9 millions de touristes !
Nous bénéficions à l’évidence d’un fort potentiel sur lequel communiquer.
Quel message souhaiteriez-vous transmettre à la classe politique française par l’entremise du Journal du Parlement ?
Nous sommes à un tournant de notre histoire. Le décision d’accepter ou non la Géorgie, avec son statut de candidat est lourd de conséquences pour notre nation.
Nous cherchons à améliorer les standards de notre République et nous sommes très enthousiastes. C’est aussi le rêve de nos ancêtres. Bien sûr, les corbeaux disent que l’Occident ne veut pas de nous…Mais je pense que la guerre en Ukraine a changé la donne. Le Caucase est une région stratégique pour l’Europe. Un pont entre l’Orient et l’Occident. Et nous sommes l’une des tours de la forteresse européenne…
Propos recueillis par
Olivier de Tilière
Gocha Javakhishvili
Ambassadeur de Géorgie auprès de la République française
Représentant permanent auprès de l’UNESCO