« Ce que les communistes proclamaient était une chose, ce qui se déroulait en vérité en était une autre »

Vous avez grandi au sein d’une famille kolkhozienne, originaire du Caucase du Nord… Comment était la vie à cette époque ?

Je vais parler assez simplement de l’histoire de ma famille, car dans les années 30, j’avais très peu de dents ! Je ne me souviens pas aujourd’hui de la collectivisation, mais c’était une période intéressante et complexe dans notre vie quotidienne. Mon grand-père maternel, lorsqu’il est revenu du front de la Première Guerre mondiale, travaillait dans l’agriculture. Sous Staline, il a choisi la voie de la collectivisation et s’occupait de la création des kolkhozes. Mon grand-père paternel, André, était, lui, un individualiste endurci et pauvre. Mais après le décès de Lénine, lorsqu’on a partagé les terres, il est devenu un « paysan moyen ». André était catégoriquement contre les kolkhozes. Mon père et ma mère représentaient donc les deux tendances différentes de paysans. En 1933, après la fin de la collectivisation, mon grand-père paternel est resté individualiste et pour chaque exploitation, il avait un plan à accomplir : l’Etat contrôlait les surfaces de blé et de céréales. Cette même année, une terrible famine a frappé le sud de la Russie, en Ukraine. J’avais grandi un peu et j’avais compris de quoi il s’agissait dans mon village. Près de 40% de paysans sont morts, c’était horrible ! Mon grand-père André a été déporté, car il n’avait pas accompli le Plan de l’État. De toute manière, il n’aurait pas pu le faire et 3 de ses 6 enfants sont morts de faim. Tel était le Pouvoir à cette époque…

Le temps s’est écoulé et, dans les années 1930/1938, mon grand-père maternel est passé du statut de simple paysan, Président des kolkhozes à celui de Dirigeant du Département foncier. Mais il a été arrêté, torturé et condamné à la peine capitale à cause du Trotskisme. Un miracle l’a sauvé, car c’est à cette époque qu’on a introduit les règles sur les condamnations à la peine capitale. Prononcées par 3 juges, ces dernières devaient être avalisées par le Parquet. L’assistant de ce Procureur – j’ai même maintenant chez moi une copie – a posé les questions. Mais pourquoi ? En principe, il ne pouvait pas être jugé. On l’a disculpé lorsqu’il est revenu et je l’ai entendu parler des tortures. J’avais déjà 8 ans, la famille pleurait en entendant ses récits, mais le grand-père disait que Staline n’était pas fautif. Selon lui, les responsables étaient les Pouvoirs locaux. Il disait même : « Le pouvoir soviétique, c’est notre pouvoir. S’il ne nous avait pas donné ces terres, nos familles seraient mortes ». Et cela, c’est un fait. Les événements se sont déroulés ainsi, de manière complexe et difficile.

À quel moment êtes-vous entré au Parti communiste ?

J’ai adhéré lors de ma 10ème année d’études de l’École secondaire. Mon grand-père et mon père étaient communistes. Je les respectais énormément et ils m’ont soutenu comme personne. J’ai écrit moi-même cette demande, que j’ai relu plusieurs années après… Nous y croyions, j’y allais sincèrement et il n’y avait de toute manière pas d’autre tendance. Ce que les communistes proclamaient était une chose, ce qui se déroulait en vérité en était une autre. Dans les déclarations du Parti, le communisme est parfois très proche des idées de Jésus-Christ et nous, les jeunes, nous cherchions quelque chose. Cela nous attirait, car était présente cette volonté tournée vers le bien. De plus, la guerre était terminée et Staline était considéré comme le maître de cette victoire… J’ai vu des déclarations emplies de « Staline est notre gloire militaire, notre envol de la jeunesse ». C’est avec ce point de vue là que j’en suis venu à l’aider, moi et mes collègues, avec le peuple. Je devais mettre un terme à la dictature sous laquelle nous vivions depuis tant d’années. Aujourd’hui encore pour telle ou telle occasion, nous portons toujours des portraits de Staline.

Comment la mort de Staline a-t-elle été perçue ?

Je pense qu’à l’exception des personnes qui ont vécu l’époque de Staline et les répressions, les gens ont vécu son décès comme un malheur. Je faisais moi-même partie des étudiants qui ont ressenti sa mort de cette manière. Pendant toute une journée, j’ai fait la queue pour voir Staline mort. Nous avons peu à peu commencé à apprendre ce qu’il avait fait… C’était un homme terrible et monstrueux, pour qui, la vie humaine, la vie de millions de personnes ne signifiaient rien. On ne peut pas justifier ces actes, ces millions de victimes, par des paroles ou des idées.

Y a-t-il eu un avant et après Tchernobyl ?

Il y a effectivement un avant Tchernobyl et un après Tchernobyl. Il faut être ou idiot ou dénué de tout sentiment, de toute capacité de compréhension, pour ne pas considérer cela comme un bouleversement. Je ne dirai pas que j’étais perdu, mais le Bureau politique avait déjà pris des mesures à la première séance, alors qu’on ne savait pas exactement ce qu’il se passait. On considérait qu’il y avait quelques petites pannes, mais c’était en vérité une explosion. On pensait réellement que c’était seulement un petit incendie. On nous accuse d’avoir caché des informations, mais pendant cet épisode, nous avons pourtant alerté l’opinion. Beaucoup de choses, on le sait, devaient être révisées à cette époque, en fonction des règles existantes : l’économie, les problèmes techniques… À ce moment, la révolution technologique a commencé à frapper aux portes, l’Occident a débuté de grandes réformes structurelles et nous pensions, pour notre part, ne pas avoir besoin de nous engouffrer dans le capitalisme. Nous avons essayé de temporiser, mais nous avons fait un véritable « flop ». Nous nous posions beaucoup de questions et nous avons convoqué nombre de séances.

La séance-clé s’est déroulée le 3 juillet, où nous avons adressé une sorte de bilan. In fine, les plans que nous avons prévus nous ont permis de rénover et de moderniser toutes les centrales nucléaires, d’augmenter le niveau de sécurité, avec le soutien des pays occidentaux également et nous avons discuté avec l’Agence internationale à propos de Tchernobyl. Les gens ont été choqués, car nous avons parlé de tout, ouvertement et je pense que nous avons bien fait. Je crois que la France produit aujourd’hui pas moins de 70% d’électricité grâce au nucléaire ! Nous comprenons les limites des ressources énergétiques et il n’y a pas de nouvelles découvertes. On est donc obligés d’utiliser cette énergie, mais cela implique de manifester une grande responsabilité et encore plus en tenant compte du terrorisme.

Comment les choses ont-elles bougées à l’intérieur de l’Union soviétique, les réformes, la Perestroïka… ?

Les véritables changements ont commencé avec les réformes politiques et, dans le cadre de celles-ci, nous avons organisé, pour la première fois dans l’Histoire, des élections libres, l’unique élection honnête. Pour une place, il y avait 7 à 20 candidats et tout le pays participait. La nomenclature du Parti a alors subi un échec terrible. Tout le monde était paniqué. Lorsqu’on a appris les résultats officiels préliminaires le lendemain, tout était clair : 35 Secrétaires du Comité des Partis régionaux avaient perdu ! Cela a créé au Bureau politique une grande agitation que je ne comprenais pas, car j’interprétais ces résultats comme un soutien à la Perestroïka. 84% des Députés étaient communistes, les gens n’étaient donc pas anti-communistes. C’était vraiment une composition remarquable : des personnes libres, intellectuelles, directes, sincères… Je ne sais pas quand nous reverrons la même chose et si, un jour nous deviendrons un pays démocratique. Les élections de 1989 nous ont permis d’adopter des lois sur la propriété privée. C’était la voie vers la privatisation, la liberté des confessions, la liberté de déplacement et le pays devenait économiquement et politiquement pluraliste. C’était une véritable révolution, car la révolution ne signifie pas tirer dans les rues ou détruire, mais rechercher des personnes intelligentes. Lorsqu’on est arrivés à la signature des accords, pendant la Séance plénière qui orientait le Parti, ça a été le passage à l’opposition sociale-démocrate. Mon entourage, qui a compris que la période se terminait, a choisi le putsch. Ils savaient tous en effet qu’ils devaient quitter la scène. C’était une aventure, bien sûr, mais une aventure qui ne pouvait pas perdurer. Eltsine l’a d’ailleurs bien compris. Mais il s’est pris pour un héros. Mes positions ont été zappées. On m’a d’ailleurs demandé comment j’avais pu l’admettre et pourquoi. Parallèlement, j’ai commencé, au centre de l’Union, au niveau de la Fédération de Russie, à faire d’autres choses, malgré la Constitution. C’était une tentative pour faire tout basculer, mais nous avions un nouveau contrat, un nouveau Traité que nous devions signer le 20 septembre. Pendant la préparation de ce nouveau Traité, il a organisé cette réunion secrète et vous savez ce qui en a découlé… Une thérapie de choc. Le plus grand coup qu’on ait porté sur l’opposition conduisant à la désintégration de l’Union Soviétique. On m’a demandé pourquoi je ne les avais pas arrêtés !

Que faîtes-vous aujourd’hui et quelles sont vos responsabilités ?

Je suis le Président de la Fondation de la Croix verte internationale, le Président du Forum de la politique mondiale, le Co-président du Dialogue de Saint-Pétersbourg et le Co-président du Forum de Rome des lauréats du Prix Nobel. Ce sont mes obligations les plus sérieuses et il y a encore tellement d’autres choses dont je ne parle pas. J’ai beaucoup de travail et je ressens ces derniers temps une certaine fatigue. J’essaie donc de me décharger un peu.

Les Présidents Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan signent le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire.

Comment la Russie va-t-elle évoluer à votre avis ?

La démocratie russe sera une synthèse de l’expérience des démocraties mondiales et évidemment de l’expérience historique, de la culture et des particularités de la Russie elle-même. Elle sera fondée sur le principe suivi par les autres pays démocratiques, malgré les périodes transitoires et nous devons tenir compte de tout ce qui se passe. La démocratie doit grandir sur le sol national : ce qui est imposé ne pourra pas bien s’installer. Nous ne pouvons pas répartir la démocratie dans le monde comme du café Nestlé dans des bols !

La démocratie n’est donc pas , à vos yeux, encore véritablement installée en Russie…

Nous en sommes encore loin ! Mais nous vaincrons les difficultés. Nous menons une enquête tous les 10 ans auprès de la population et nous leur demandons : « Dans quel pays voudriez-vous vivre ? ». Dans un pays libre, démocratique, pour la grande majorité, à 85%. Malgré les obstacles, je pense que la Russie suivra la voie des changements. Le nouveau Président aura, on le sait, beaucoup de problèmes à résoudre, notamment en ce qui concerne la situation sociale, la pauvreté, la démocratisation, la rénovation, mais également la lutte contre la corruption.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les rapports diplomatiques à l’échelle mondiale ?

Je pense que tout ce qui se passe dans le domaine des relations internationales est inquiétant. Nous ne pouvons pas conduire de cette manière ces affaires. Nous assistons parfois à des situations pires que durant la Guerre Froide, à travers des paroles qui vont jusqu’aux insultes. Mais qui a commencé ? Malheureusement, c ’es t l ’Occident ! Ici, on me considère comme pro-Occidental, en Allemagne, comme un vendu aux Américains. Or, je considère que la Russie est un pays européen. Tout son passé est, indéniablement, lié à l’Europe. Il y a, en outre, la super-puissance qu’est l’Amérique du Nord et nous voyons se former un noyau fort en Asie du Sud-Est… Mais l’unique chose qui peut faire naître un espoir dans ce triangle, c’est l’Europe, unifiée avec la Russie et non contre elle. Les Russes ne pensent pas à occuper, ni à voler, ni à faire la guerre, mais avec ces 120 bases américaines dans le monde entier, l’OTAN, la France qui a décidé de renforcer l’OTAN… je ne comprends pas. Bien entendu, je suis Gorbatchev et non Poutine, je ne suis pas dans le Gouvernement et je ne me mêle pas de leurs affaires, mais je parle en mon nom propre. Vous savez, je voyage beaucoup et j’ai remarqué une grande inquiétude. Mon auditoire est constitué de 15 000, voire 20 000 personnes et l’on me pose énormément de questions. Mais la question principale reste la suivante : « Quel avenir nous attend ? Qu’est ce que ces discordes ? ». C’est pourquoi j’ai le sentiment qu’un trouble commence son ascension. Toutes ces expériences que nous avons faites en Europe, au Proche-Orient… On prépare de plus un coup sur l’Iran et la France crédite cela, en disant qu’il faut en effet appliquer des sanctions sur ce pays. Vous pensez alors que nous ne respectons pas la France, que nous n’apprécions pas sa force ? Nous l’apprécions et il faut le montrer, mais un pays avec autant de philosophie, de potentiel humain n’a pas besoin de participer à de tels actes. Mais j’anticipe un peu… Nous verrons ce que votre Ministre des Affaires étrangères et le nôtre diront.

Pouvez-vous finir cette interview par une maxime ?

Tout à fait ! Je pense que nous pouvons terminer sur une belle phrase : il faut anoblir les rapports entre les hommes. Il faut les rendre véritablement humains et lorsque l’on crée une union, celle-ci est la valeur principale, sinon c’est un troupeau. Je ne voudrais pas être dans le troupeau, car nous trouverons toujours des bergers.

Propos recueillis par
Christian Malard
(2008)

Mikhaïl Gorbatchev, Président de l’URSS
Prix Nobel de la Paix