« La volonté politique est une ressource renouvelable »

Monsieur le Président, tout le monde s’accorde à dire que la Présidence française de l’Europe a été l’une des plus réussies. Quels ont été pour vous les principaux obstacles à surmonter pour « bouger » l’Europe ?

Le plus difficile à faire comprendre et à faire entendre, c’est qu’il faut agir pour arriver à dégager un consensus et non l’inverse. Ainsi, le Président du Conseil des Chefs d’État et de Gouvernement de l’Europe doit proposer une stratégie ambitieuse en ce sens. S’il attend que tout le monde soit d’accord, il ne fera rien ! C’est la seule façon de construire l’Europe, car au nom d’une véritable ambition européenne, chacun peut surmonter la nécessité du compromis et abandonner certains intérêts nationaux…

Quelle place souhaiteriez vous donner à la France dans cette Europe ?

L’une des problématiques de l’Europe, il faut en être conscient, est que tous les pays ont les mêmes droits (qu’il s’agisse d’un Etat de 700 000 habitants comme le Luxembourg ou de 82 millions d’habitants comme l’Allemagne), mais pas les mêmes devoirs. Et je reste persuadé que sur les 20 dernières années, les grands pays n’ont pas assumé suffisamment leurs responsabilités, leurs devoirs. Parce que quand l’Europe est dans l’impasse, on compte toujours sur la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, l’Espagne, la Pologne pour résoudre l’équation. J’ai le plus grand respect pour la Lituanie, la Lettonie, le Luxembourg, pays fondateur de l’Europe, qui, tous, jouent un rôle important, mais ce n’est jamais d’eux dont on attend une solution. Il est donc indéniable que la France a un rôle moteur en Europe. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle a plus de droits que les autres. Et naturellement, dans ce contexte, l’entente avec l’Allemagne est absolument fondamentale. Pourquoi ? Parce que si les 25 autres pays nous voient nous disputer, Allemands et Français, ils se diront « bon, cela ne va pas marcher ! ». De surcroît , la France doit entraîner derrière elle tous les pays de la Méditerranée. Et puis la France doit aussi conserver sa position d’équilibre : et c’est pour cette raison que j’ai voulu que nous revenions dans le commandement intégré de l’OTAN afin qu’il n’y ait pas de faux débat entre les partisans des Etats-Unis et leurs adversaires, ce qui nous avait créé beaucoup de troubles en Europe.

Comment l’Europe peut-elle peser davantage aujourd’hui sur la scène internationale, face à l’Amérique puissante ?

Mais on a besoin d’une Amérique puissante et pourquoi doit-on la craindre ? Une Amérique puissante est un facteur d’équilibre. D’ailleurs, savez-vous quel a été le problème des dernières années du Président G.W. Bush : une Amérique affaiblie. C’est très compliqué pour le monde, l’Europe, la France si les Etats-Unis ne sont pas aimés, s’ils n’ont pas d’influence. Une Amérique forte est un facteur de progrès et c’est la bonne nouvelle avec le Président Obama. Mais en même temps, ce qui est important est d’éviter à tout prix le choc des civilisations, l’affrontement entre le monde musulman et le monde occidental. Et c’est bien le rôle de l’Europe d’être une passerelle, un pont entre Orient et Occident. Il existe donc bel et bien un modèle sociétal européen qu’il faut défendre. L’Europe doit entraîner le monde. Or, l’échec du référendum de 2005 a été en ce sens un vrai drame, car aujourd’hui, nous sommes à proprement parler « paralysés ».

Aujourd’hui, faillites bancaires sans précédent et 40 millions d’Américains sans couverture sociale…

Pensez-vous vraiment que l’Amérique reste un modèle ?

Nous avons notre modèle social et ils ont leur modèle social et économique. L’Amérique est un pays fantastique, c’est la première puissance économique, monétaire, militaire, démographique du monde; c’est un pays qui fait rêver tant de jeunes Français, de jeunes Européens. Ils sont venus nous défendre et nous libérer deux fois, nous n’allons quand même pas leur en vouloir ? Il y a eu 9000 jeunes soldats américains qui sont tombés pour nous, ce sont des alliés, ce sont des alliés structurels et définitifs.

Vous avez fait un certain nombre de gestes en direction des Etats-Unis, notamment, on l’évoquait, avec la réintégration de la France au sein du Commandement de l’OTAN. Votre ambition est-elle de faire de la France le partenaire privilégié des Etats-Unis en Europe ?

Je veux que l’OTAN soit davantage européanisé et non une structure exclusivement américaine. Cela nous permettra de développer une véritable défense européenne. Une partie des Européens, à tort ou à raison, considérait qu’ils avaient à choisir entre la défense européenne et les Etats-Unis d’Amérique. Mettez-vous à la place des Polonais, des Hongrois, des Roumains, de toute l’Europe de l’Est, qui ont vécu sous le joug du Pacte de Varsovie, derrière le mur. Ils veulent avec l’Europe la croissance et avec les Etats-Unis la sécurité. Il ne faut pas leur demander de choisir. Avec la France de plain-pied dans l’OTAN, tous ces pays-là se retrouvent alors du côté de la France et ne sont donc plus obligés de choisir entre l’Europe et les Etats-Unis. Et cela ne remet en aucun cas notre indépendance en question. Sur le leadership américain, notre intérêt est que le Président Obama réussisse.

Monsieur le Président, vous avez voulu organiser au début de l’année une Conférence sur la paix au Moyen Orient et les Américains n’ont pas suivi. Pourquoi ?

Moi, je suis persuadé que le temps travaille contre nous au Moyen-Orient et qu’il faut bousculer le calendrier, prendre le risque d’une Conférence de paix. Tout le monde sait parfaitement que la colonisation des territoires par Israël ne peut pas continuer, que Jérusalem ne sera pas la Capitale d’un seul Etat et qu’il faut un État palestinien démocratique, moderne, viable. Alors je pose la question : « pourquoi attendre ? ». N’y a-t-il pas eu assez de morts et de douleur ? Il faut prendre le risque de la paix plutôt que le risque de l’immobilisme, qui conduirait à la guerre et à la souffrance. Vous l’aurez compris, je soutiens pleinement la politique du Président Obama quand il fait pression sur le Gouvernement israélien et comme vous le savez, je suis un ami d’Israël, la France sera à ses côtés pour assurer sa sécurité, mais il faut qu’Israël comprenne que son intérêt stratégique à long terme est la création d’un État palestinien.

Mais nous, Français, est-on capable d’avoir suffisamment d’influence dans cette région où les règles du jeu sont dictées par Washington ?

Franchement, au début de l’année, lorsque je me suis rendu à quatre reprises en Egypte, lorsque l’Armée israélienne est rentrée à Gaza, ce que j’ai dénoncé dès le premier jour avec le Président Moubarak, nous avons ensemble, tous les deux, essayé de construire la paix. Finalement, l’Armée israélienne s’est retirée et la Cisjordanie n’a pas été emportée. L’Europe est le premier donateur pour la reconstruction d’un État palestinien. Pourquoi ne jouerait-elle pas son rôle en ce sens ? Mais pour cela, elle doit se doter d’Institutions. Et il n’y a pas que les Etats- Unis qui n’ont pas été assez présents dans les années passées au Moyen et au Proche-Orient, il y a aussi l’Europe et croyez-le, je le regrette.

Mais Monsieur le Président, au Moyen-Orient, la France avait pris ses distances vis-à-vis de la Syrie et de l’Irak occupée par les Etats-Unis. Vous, vous avez reçu Bashar al-Assad, vous êtes allé à Bagdad, en Irak, cela signifie que la France…

Et j’ai été à Damas aussi…

Oui, tout à fait, cela veut dire que la France veut revenir en force et jouer un rôle fondamental dans cette région…

D’abord, j’ai toujours pensé, Monsieur Malard, que vouloir régler le problème du Liban en ignorant la Syrie, c’était ignorer l’Histoire du Liban et celle de la Syrie. C’est mon point de vue. J’ai été très attaqué lorsque j’ai commencé à parler avec Monsieur Bashar al-Assad et lorsque je l’ai invité. J’assume ce choix. Mais aujourd’hui, deux ans après mon accession à la Présidence de la République, le Liban va-t-il plus mal ou mieux ? Il est sorti de l’actualité des attentats. Il y a maintenant un Gouvernement, un Président, il y a eu des élections et un échange d’ambassadeurs, ce qui ne s’est jamais produit dans l’Histoire du Liban et de la Syrie. Jusqu’à présent, Monsieur Bashar al-Assad a tenu ses engagements vis-à-vis de moi et j’ai été très heureux du résultat des élections.

Par ailleurs, la France se veut l’amie de tous les Libanais, sans exception. Et pourquoi faut-il défendre le Liban ? Parce que c’est l’un des derniers pays où la diversité existe. Le Moyen et le Proche-Orient ont besoin de diversité. Attention, je ne parle pas de démocratie, car la démocratie est un concept typiquement occidental, mais bien de diversité. En ce sens, le Liban est un miracle de diversité : Chrétiens, Druzes, Sunnites, Chiites et tant d’autres… Pareil pour l’Irak. Vous savez, pour moi, me rendre en Irak et voir un Président kurde à la tête du pays, c’est extraordinaire. Qui l’aurait imaginé il y a 10 ans ?

Personne n’aurait pu l’imaginer, à l’époque où Saddam Hussein essayait d’exterminer les Kurdes. Et voir que ce Président kurde a à ses côtés deux Vice-présidents, sunnite et chiite… On a besoin de l’Irak, pour l’équilibre de la région et c’eût été une grande faute que de démanteler l’Irak et je suis très heureux que la France fasse un retour en force.

Ainsi, la diplomatie française est désormais très présente au Liban, en Syrie, de nouveau présente en Irak, dans le Golfe avec l’ouverture d’une nouvelle base militaire dans une zone qui était avant tout anglo-saxonne. C’est toujours ce que j’ai défendu ! Si la France est l’amie d’Israël et défend sa sécurité, la France parle aussi aux Arabes dans le monde, avec tous les régimes qui veulent la paix.

Un des grands enjeux de ces prochaines années concerne la dissémination des armes nucléaires. La Corée du Nord multiplie ses essais, l’Iran s’est lancé à la course à la bombe, des groupes terroristes rêvent de mettre la main sur des ogives, enfin on pense au Pakistan… Que peut-on faire pour endiguer cette prolifération ?

D’abord, la France soutient la réduction des arsenaux militaires nucléaires, mais gardera ce qu’il faut pour assurer sa sécurité et son indépendance et se bat pour la non-prolifération. Sur le Pakistan, la France soutient les autorités locales. Nous avons engagé une collaboration très approfondie et il est de notre intérêt que le Pakistan remporte son combat contre les Talibans. Nous ne réussirons pas en Afghanistan si nous échouons au Pakistan. Le Pakistan étant une puissance nucléaire, nous ne pouvons pas nous permettre qu’il tombe entre les mains de terroristes. Deuxième élément, l’Iran. L’Iran, c’est une civilisation millénaire, c’est un très grand pays dont le monde a besoin. Il mérite mieux que les déclarations de certains de ses dirigeants…

Le Président a pourtant été réélu…

Il vient d’être réélu dans des conditions qu’il ne m’appartient pas de commenter ni de juger… mais je dis aux Iraniens : si vous voulez le nucléaire civil, la France est prête à vous aider. Mais si, en violation de toutes les règles, vous souhaitez vous doter de l’arme nucléaire alors vous construirez le malheur de votre pays.

Mais même au niveau du nucléaire civil, ne pensez vous pas qu’aujourd’hui , l’on prend un risque à transmettre une technologie dont on sait qu’elle peut aboutir au développement d’armes atomiques ?

Moi, je pense qu’à l’inverse, le risque que l’on prend est de laisser penser à la rue arabe ou aux populations des pays en voie de développement que l’énergie nucléaire est réservée aux riches occidentaux. Là est le risque majeur ! Et cette proposition que je fais permet de voir si les dirigeants iraniens sont de bonne foi ou pas. Il faut absolument qu’ils saisissent la main tendue par le Président Obama.

Monsieur le Président, vous avez lancé, il y a un an, l’Union pour la Méditerranée. Espérez-vous y parvenir avant la fin de votre premier mandat ?

Je ne suis pas un homme qui renonce. En Méditerranée, tout va se jouer : la guerre ou la paix. Et nous avons avec l’Union pour la Méditerranée réussi quelque chose d’extraordinaire : Israël est Secrétaire national adjoint d’un organisme où se trouvent tous les pays arabes de la Méditerranée. On a pris du retard à la suite des événements de Gaza et je vais relancer puissamment les choses. Je crois à l’Union pour la Méditerranée. Je crois, par exemple, à l’ambition qui doit être celle de tous les pays riverains de faire de la Méditerranée la mer la plus propre au monde. Je crois au développement des énergies solaires, autour de la Méditerranée. Je crois à la création d’un Erasmus entre toutes les Universités autour de la Méditerranée. Je crois à un projet culturel, je crois à un projet de sécurité commun pour éradiquer le terrorisme et je crois à une politique migratoire concertée entre les pays du nord de la Méditerranée et du sud…

Mais plus généralement, la France a vocation à mener une diplomatie universelle.

Concernant le réchauffement climatique planétaire, pensez-vous que la science nous permettra de tout régler ou au contraire sommes-nous contraints de changer radicalement notre mode de vie ?

La science nous aidera, mais penser qu’elle nous permettra de ne pas changer les conditions de la production est une erreur.

C’est ce que pensent un peu les Américains…

C’est ce que pensait notamment le Président Bush. Le discours du Président Obama a beaucoup changé depuis. Nous sommes la dernière génération qui peut agir utilement sur le réchauffement climatique. Il nous faut donc prendre les décisions indispensables dès cette année. Sous la Présidence française, l’Europe s’est dotée de l’arsenal le plus coercitif et le plus complet en la matière, avec une ambition très grande : d’ici à 2020, 20% d’économies d’énergie en plus, 20% d’énergies renouvelables sur le potentiel énergétique de toute l’Europe et 20% d’émissions de gaz à effet de serre en moins. Au G8/G14 en Italie, au mois de juillet, je me battrai pour que les Américains soient plus ambitieux encore dans la défense de l’environnement; à l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre, je me battrai pour que la Chine, les grands émergents nous rejoignent. Ils sont tous concernés par la montée des eaux, le réchauffement climatique et tout se jouera à Copenhague, à la fin de l’année, où il faut que le monde se mette d’accord, non pas sur un constat, maissur une stratégie pour agir tout de suite.

Une question un tout petit peu plus personnelle, Monsieur le Président… Vous avez des origines très diverses, des origines familiales j’entends, de la Hongrie à la Grèce… Est-ce que cette diversité a eu une incidence sur votre manière de percevoir le monde ?

Mon grand père est né à Salonique et je l’adorais ; mon père est Hongrois et moi, j’aime le monde, je me sens profondément Français par le coeur, par la conviction, par la raison. J’aime viscéralement mon pays. Mes origines me permettent d’être ouvert, car je me sens à la fois d’Europe centrale et de Méditerranée. Et vous savez, ce qui m’a frappé, notamment lorsque j’ai dirigé l’Europe, c’est que tout le monde évoque les différences entre chacun, mais jamais les points communs. Les aspirations sont pourtant les mêmes. Et au final, je me dis que tous les dirigeants pétris de cultures diverses se retrouvent autour d’une table pour discuter et régler ensemble les grandes problématiques planétaires.

Monsieur le Président, y a-til une personnalité qui vous a particulièrement inspiré ou un événement qui vous a marqué ?

Je me suis inspiré de tous ceux avec qui j’ai eu la chance de travailler ou de ceux que j’ai côtoyé. De tous, j’ai essayé de prendre ce qu’il y avait de mieux. Edouard Balladur m’a ouvert à l’importance du débat d’idées; Jacques Chirac à la nécessité comme Chef d’Etat d’avoir une énergie indomptable; François Mitterrand à l’importance de prendre du recul sur certains événements… Et au travers de l’Histoire, des hommes m’ont marqué, comme le Général de Gaulle, bien évidemment, mais bon, l’Histoire ne se répète pas ou plus exactement, il faut bien veiller à ne pas abuser de ce que l’on appelle le retour aux sources. J’aime beaucoup cette phrase de Jaurès : « C’est en allant vers la mer que le fleuve est fidèle à sa source » et je ne suis pas certain que la nostalgie soit une valeur qu’il faut beaucoup utiliser lorsque l’on est Chef de l’Etat.

D’où vous vient cette énergie permanente ?

Mais vous savez, quand on a la chance d’être à la tête de la cinquième puissance du monde, on essaie d’en faire quelque chose. Aujourd’hui, la crise fait souffrir beaucoup de gens et mon devoir est d’obtenir des résultats, de faire en sorte qu’à la fin de mon mandat, la France connaisse moins de problèmes. Si je ne me mets pas moi-même « la pression », comment voulez-vous que les gens puissent avoir confiance ? Comment voulez- vous qu’une vie prenne sens ?

Monsieur le Président, si vous aviez un voeu à formuler, pour le monde et pour vous, quel serait-il ?

Que 2010 voit le monde sortir de la crise économique pour que l’on puisse avoir quelques marges de manoeuvres afin de construire une société plus juste, plus équitable, plus durable.

Un dernier point, Monsieur le Président, l’un de vos meilleurs amis vous a emmené en 1972 à votre premier meeting politique. Vous aviez dix huit ans…

Ce n’était pas en 1972, mais en 1974… Je me souviens très bien, nous étions quatre dans une 404 blanche. Je suis entré dans la salle. C’était à Boulogne pour un meeting de Jacques Chaban-Delmas, que je soutenais comme le jeune garçon que j’étais à l’époque et en le regardant à la tribune, oui, j’ai compris ce jour-là que je voulais en faire ma vie…

Aviez-vous déjà l’idée de devenir Président de la République ?

Je crains en effet que ce soir-là, l’idée ne m’ait effleurée… Ce n’était pas très raisonnable et les défis que je me fixe maintenant sont quand même moins ambitieux que ceux dont j’étais capable finalement quand j’avais vingt ans !

Propos recueillis par
Christian Malard
(2009)

Nicolas Sarkozy, Président de la République