« OUI, ÉVIDEMENT OUI, DÉCIDÉMENT OUI, IL FAUT ORGANISER L’EUROPE ! »
C’est avec émotion que la France a appris la disparition du Président Valéry Giscard d’Estaing.Tiré des archives du Journal du Parlement, nous avons souhaité rendre hommage au défenseur de l’Europe, en publiant ce qui est apparu comme un de ses textes fondateurs…
Il est temps, il est grand temps, d’élever le débat et de le porter au-niveau de la réflexion des électeurs, au-niveau des ambitions de la France et au-niveau des vrais problèmes de l’Europe. Le 10 juin prochain 1979, date des élections européennes, 185 millions d’électrices et d’électeurs, agissant pour 260 millions d’habitants, désigneront eux-mêmes, pour la première fois, leurs représentants à l’Assemblée des Communautés européennes. En contribuant personnellement à organiser l’Europe, chacune et chacun de vous deviendra, pour un instant, l’acteur d’un événement historique.
Qu’on en juge…
La terre la plus déchirée du monde, qui a bu le sang des soldats à pleins sillons, un continent divisé depuis Charlemagne, l’Europe des cimetières militaires, des croix de bois et des camps de la mort, cette Europe, vous allez contribuer, si modestement que ce soit, à l’organiser définitivement pour la paix. Et vous allez prendre place, non dans la longue file de ceux qui, depuis dix siècles, ont parcouru ses routes à la recherche de l’ennemi, les armes à la main, prêts à l’assaut et au sacrifice, mais dans la foule paisible de celles et de ceux qui, en votant le 10 juin, feront du même coup de l’Europe le plus grand ensemble démocratique du monde (…).
Faut-il, oui ou non, organiser l’Europe ?
C’est une question qui s’adresse au sentiment et à la raison (…) mais la raison s’accorde avec le sentiment. En moins d’un siècle, le monde s’est transformé. Il y a cent ans, le monde, c’était l’Europe. Les seules grandes puissances étaient la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne. Le soleil, disait-on, ne se couche jamais sur l’Empire britannique. Le reste du monde ne comptait guère. Aujourd’hui, de nouvelles puissances sont apparues et d’autres apparaissent. Elles se reconnaissent à la dimension continentale de leur territoire, au nombre de leur population (…). Aucun des pays d’Europe, si vigoureux soit-il, n’a la dimension continentale. Mais réunis, ils rassemblent une population égale à celle de l’Union soviétique. Ils développent une économie comparable à celle des Etats- Unis d’Amérique. Ils disposent de la première puissance commerciale du monde. Et donc le choix historique est simple : ou bien persévérer dans les querelles et les combats où nous excellons depuis mille ans, nous épuiser dans nos rivalités, sous l’oeil narquois et bientôt méprisant des autres superpuissances ; ou bien nous organiser, pour travailler ensemble et pour maintenir à la tête du progrès humain la manière de vivre, les principes politiques et sociaux, la civilisation et la spiritualité occidentales. Que penseraient de nous, que penseraient de vous, nos petits-enfants de l’an 2000, si on leur racontait que, placés devant ce choix, nous avions refusé d’organiser l’Europe ? Que penseraient-ils de notre clairvoyance et de notre courage ? Ils penseraient que nous sommes des aveugles et des timorés. Oui, évidemment oui, décidément oui, il faut organiser l’Europe !
Mais alors, seconde question : l’intérêt de la France est-il d’être à la tête ou à la queue de l’organisation de l’Europe ?
La France doit-elle être active ou passive dans cette organisation ? Doit-elle la freiner ou la conduire ? Quel est son véritable intérêt ? C’est une question que chacun a le droit et le devoir de se poser et, au premier rang, le Président de la République.
Ici encore, la raison rejoint le sentiment. Nous autres Francais, ne sommes pas doués pour jouer les traînards. Le génie de la France la porte à se placer en tête de ceux qui défendent des idées neuves et généreuses. L’esprit de 1789, celui des droits de l’homme, celui des lointaines croisades, habite toujours le peuple français. Mais c’est aussi l’intérêt de la France de conduire l’organisation de l’Europe (…).
Et ce n’est pas celui qui freine qui gagne. La Grande-Bretagne, qui avait choisi, on le sait, de freiner la construction européenne, n’y a pas trouvé avantage. Son revenu était, il y a vingt ans, égal au nôtre. Il lui est aujourd’hui inférieur de 40 %. Et quel bénéfice a-t-elle tiré de son attitude d’isolement dans les débats ? En étant à la tête de l’organisation européenne, nous pouvons l’orienter vers des solutions conformes à nos vues. C’est ce que nous avons fait depuis toujours en demandant, avec le Général de Gaulle, l’accélération du désarmement douanier, en réclamant et en définissant une politique agricole commune, en poussant aux accords de Yaoundé et de Lomé avec les pays africains. C’est ce que nous avons fait cette année encore, en proposant l’adoption d’un système monétaire européen, la réforme de la procédure budgétaire pour limiter l’augmentation des dépenses, la réduction, puis l’élimination des montants compensatoires monétaires qui pénalisaient depuis 1971, depuis 8 ans, nos agriculteurs. C’est ce que la France continuera à faire dans l’avenir. Car c’est son rôle. Quand on est à la tête, on conduit. Quand on est à la traîne, on subit. C’est pourquoi la vocation et l’intérêt de la France sont de conduire, avec nos partenaires, l’organisation de l’Europe.
Quelle Europe ? Doit-elle être, ou non, celle du Traité de Rome ?
Il y a beaucoup de manières de faire l’Europe. Il y a 20 ans, deux tendances extrêmes s’opposaient. Les uns voyaient l’Europe comme une juxtaposition de Nations, limitant au maximum leur organisation commune. Les autres concevaient l’Europe, à l’image des États-Unis d’Amérique, où l’État fédéral se substitue aux États nationaux dans leurs droits et leur souveraineté. Le temps, l’expérience, une meilleure connaissance des réalités de nos Etats et de l’Europe, ont écarté ces solutions extrêmes. J’ai pris depuis longtemps – et avec moi l’ensemble des Gouvernements qui se sont succédés depuis 1974 – la position la plus claire : l’application du Traité de Rome, ni plus ni moins, dans la perspective d’une organisation confédérale (…).
Pour que la voix de la France soit entendue à Strasbourg, il faut qu’elle soit bien représentée. Il faut aussi que ses représentants apparaissent unis sur nos intérêts essentiels. Je ne parle pas de cette unité par manie, mais par logique. Je ne l’invoque pas pour faciliter le rôle ou flatter la fonction du Président de la République. Et j’ajoute qu’il est parfaitement légitime que dans tel ou tel débat sur l’application pratique du Traité de Rome, des solutions différentes, répondant aux orientations politiques et sociales des partis, soient soutenues et défendues. Mais je souligne l’importance de cette unité parce qu’elle sera nécessaire, dans une Assemblée où la loi du nombre nous assure 81 sièges sur 410, pour faire prévaloir nos vues chaque fois que le débat portera sur l’essentiel (…). Voici le moment de faire entrer dans ce débat le souffle et l’espérance. En allant voter – et il très important que les Français soient aussi nombreux que les autres à le faire – vous accomplirez un geste de paix et un geste d’espérance.
Un geste de paix
Toute ma jeunesse, la vôtre aussi peut-être, s’est passée dans le souvenir, puis l’attente de la guerre. Elle est venue, fatale, inévitable, à l’heure dite. Elle a fauché des millions d’hommes et réduit des centaines de villes en cendres.
La paix en Europe, c’était à l’époque un rêve pour les utopistes. Et pourtant, les peuples n’auraient-ils pas voté pour la paix s’ils avaient eu la parole ? N’auraient-ils pas voulu voter à votre place tous ceux qui, pour tromper leur espoir, appelèrent la guerre qu’ils faisaient la « der des der » ou qui répétaient : « plus jamais cela ». La paix est entrée désormais dans nos esprits et dans nos coeurs. Par des gestes symboliques, nous effaçons des années de haine.
Les victimes et les héros de la guerre se retrouvent aujourd’hui ensemble parmi les candidats à l’élection. Ce don extraordinaire de la paix sur notre continent, dont les jeunes ne peuvent pas imaginer le prix, n’est pas venu sans beaucoup d’efforts. Il fallait d’abord le pardon. il fallait ensuite apprendre à travailler ensemble, par compréhension réciproque, puis par une entente plus fondamentale. Nous l’avons fait successivement, les uns et les autres. maintenant, nous pouvons consolider la paix à jamais.
L’Europe, c’est aussi l’espérance…
L’espérance que les valeurs humaines de la vieille Europe, que notre façon de travailler et de vivre ne seront pas submergées, écrasées par la puissance et par le nombre, dans le monde en mouvement. L’espérance que la France, active et généreuse, regardant loin et voyant grand, pourra jouer dans cette Europe rajeunie le rôle qui revient à son génie et à sa brillante histoire.
Pensant, il y a plusieurs mois déjà, à cette explication que j’allais vous donner, je me suis souvenu d’un texte que j’avais lu, et où l’essentiel est écrit. Je ne l’ai pas inventé pour la circonstance, ni pour mon avantage. Je vous le cite à cause de son extraordinaire contenu émotif. Il figure dans le livre qu’un journaliste connu, Raymond Tournoux, a consacré à ce qu’il appelle la « tragédie du général ». Il raconte un Conseil des Ministres qui se tenait à l’Elysée en 1961, et où l’on débattait de l’Europe. Et maintenant, je le cite :
– de Gaulle coupe court à la discussion :
« cette Europe », dit-il, « il faudra bien qu’elle se bâtisse un jour. on en parle depuis Jules César, Charlemagne, Othon, Charles Quint, Louis XIX, Napoléon. Cette Europe, je ne la verrai pas, moi ».
– et le Président de la République se tourne vers le benjamin de l’aréopage, un jeune Secrétaire d’État :
– « mais vous, vous la verrez ! ».
Chacune et chacun de vous pourra, le 10 juin, montrer qu’il sait être, lui aussi, instrument de la paix et messager d’espérance. Cette Europe, dont il faudra bien qu’elle se bâtisse un jour, vous tous, vous la verrez…