Mars, Goibniu, Odin et quelques autres…

Lucien Febvre, que je tiens pour l’un des plus grands historiens français, fit le choix, au sortir de la guerre, de reprendre ses cours au Collège de France par une série de conférences intitulées : « L’Europe, genèse d’une civilisation ». Sa première leçon commença par l’expression d’un doute : « L’Europe, c’est un Orient des puissances, une balance de forces. L’Europe, c’est la patrie idéale. L’Europe, c’est un remède désespéré, parce qu’on n’a jamais tant parlé d’Europe, jamais tant pensé à l’Europe que depuis que l’on a fait la guerre. L’Europe, c’est une notion de crise, un refuge, une dernière espérance de salut. Mais comment la faire cette Europe, qui ne repose sur aucune réalité, qui ne prend sa réalité d’aucun précédent ?  Comment ? ».

Lucien Febvre s’était efforcé de penser en historien l’Europe comme genèse d’une civilisation, avec, notamment, la question de la défense au cœur de ses réflexions.

Lucien Febvre a raison. L’Europe existe, que nous le voulions ou pas et même sans que nous puissions nous y opposer. Les Européens, pour reprendre l’expression de Julien Benda, forment une réalité indivisée parce qu’ils ont partagé les mêmes situations. Leur passé leur a fabriqué un tronc commun qui les structure. Nous sommes différents des autres et tout à la fois porteurs d’une identité propre. Un Anglais ou un Français peut lire Dostoïevski et le comprendre. Quant aux différences de langues, la linguiste que je suis sait qu’elles ne font qu’habiller un corps semblable. L’Europe est une singularité des pluriels et ces pluriels témoignent de sa singularité. Les mêmes idées sont partagées par les Moldaves, les Irlandais, les Finlandais ou les Catalans. Elles les soulèvent d’une même passion qui les fait se déchirer entre eux. Chaque bataille constitue en réalité un épisode d’une histoire commune. Reste alors la question de la volonté de ces peuples de transformer cette identité en puissance, y compris en puissance militaire, par l’affirmation de leur autonomie stratégique. C’est l’objet du Rapport que nous avons présenté à la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, avec mon collègue Ronan Le Gleut (https://www.senat.fr/notice-rapport/2018/r18-626-1-notice.html) et qui l’a adopté le 3 juillet dernier. La chose n’est pas aisée, car à l’instar de leur culture, le Panthéon des Européens atteste de l’éclatement de leurs références quant aux Dieux de la guerre : Mars pour les uns, Odin pour les autres, Goibniu, Arès ou Toutatis pour les Celtes2! Tous ont ici leur propre mémoire symbolique. Et pourtant, qui nierait qu’en cette matière aussi, l’heure est à la construction d’une histoire commune.

À l’exception notable de la France et du Royaume-Uni, l’Europe, en effet, a renoncé, au cours des dernières décennies, à assurer sa défense. Depuis la fin de la Guerre froide, celle-ci est assurée, pour l’essentiel, par l’OTAN, donc par les États-Unis, dont les dépenses, spécifiquement consacrées à la défense de l’Europe, sont estimées à 35,8 Md$, soit un peu moins que le budget de défense de la France. Ces dépenses financent notamment la présence de 68 000 personnels issus des cinq composantes de l’Armée américaine. Les États-Unis assument, par ailleurs, un rôle majeur, s’agissant des capacités nucléaires stratégiques et tactiques de l’OTAN, capacités dont on voit, avec l’achat de F35 par certains pays, que notre allié américain est prêt à en abuser, y compris comme argument commercial.

Ceci explique en partie que les termes d’ « autonomie stratégique » ou d’ « armée européenne », par exemple, ne doivent pas être employés à la légère. Ces termes inquiètent nos partenaires, car ils engendrent la crainte qu’une protection jugée effective – celle de l’OTAN -, ne soit progressivement remplacée par un dispositif encore mal défini. Ils craignent également qu’un désengagement américain virtuel ne finisse par entraîner un désengagement réel. Beaucoup d’incompréhensions avec nos partenaires européens proviennent d’ailleurs de divergences linguistiques et sémantiques : nous employons des expressions ambiguës ou supportant mal la traduction, auxquelles chacun attribue une portée différente. Ainsi, la France a longtemps parlé d’« Europe de la défense », expression intraduisible, à laquelle il convient de préférer celle de « défense européenne », plus proche aussi de ce que souhaite la majorité des pays européens. La plupart considèrent en réalité l’autonomie stratégique comme une avancée vers une indépendance stratégique vis-à-vis des États-Unis.

Le renforcement de l’Europe de la défense suppose le développement d’une culture stratégique partagée entre Européens.

Or, ces derniers, abusant d’une relation bilatérale dans laquelle leur poids économique, diplomatique et militaire est plus grand encore, n’ont de cesse de diviser les Européens. Sous le couvert de l’OTAN – et les derniers travaux de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN auxquels je participais à Londres avec la Délégation française des 11 au 14 octobre derniers en attestent – c’est bien la relation bilatérale avec les États-Unis qui est en cause. Les relations de plus en plus tendues entre Berlin et Washington – avec Donald Trump condamnant ouvertement l’Allemagne – ont amené les médias et le public allemands à envisager récemment une culture stratégique partagée avec des dépenses plus efficaces et une inter-opérabilité des capacités de défense nationales. Voyons-y un moyen de préparer un avenir dans lequel les États-Unis seraient moins engagés en Europe qu’aujourd’hui. Et c’est là que les vues allemandes coïncident avec la pensée française. Le comportement américain fonde ainsi cette volonté commune, réaffirmée récemment à Toulouse, du futur projet d’avion et de véhicules armés dans laquelle nous devons voir l’expression de la volonté de soutenir une industrie européenne, sans être totalement dépendant d’un allié. C’est l’objet d’ailleurs de notre 11ème proposition selon laquelle « il importe de tenir un discours de vérité à notre partenaire allemand (notamment quant aux règles communes d’exportation de matériels) », afin que les projets industriels soient un point de départ pour d’autres partenaires dans la construction de nouveaux consortiums européens. Nous y sommes.

Au cours des dernières décennies, nous avons vécu dans le déni d’un désintérêt stratégique croissant pour l’Europe que les États-Unis – dont l’attention se concentre maintenant sur la Chine – nous portent. Dans le même temps, parce que nous avons continué à considérer que nous étions leur principal allié, nous avons diminué nos budgets et réduit drastiquement le format de nos Armées nationales. C’est ce double constat qui doit nous conduire aujourd’hui à insister, notamment, sur la nécessité, pour conforter les engagements de chacun des pays et forger les éléments d’une défense européenne à partir des initiatives existantes, de « travailler à la rédaction collective d’un Livre blanc européen de la défense, chaînon actuellement manquant entre la Stratégie globale de l’Union européenne, les processus capacitaires et les dispositifs opérationnels existants » (Proposition n°1). L’exemple français – par le chaînage qu’il permet entre Livre blanc / objectifs stratégiques / loi de programmation militaire/ loi de finance, illustre la dynamique que cet exercice permet. Il est important que l’Union s’en saisisse. Lorsque l’on sait que le F35, aujourd’hui commercialisé par les Américains, a été conçu au début des années 90, on devine que c’est bien l’analyse que nous faisons de notre environnement stratégique de demain qui conduira aussi à la définition des grands programmes d’armement d’après-demain. C’est ce qui explique que nous ayons insisté également (Proposition n°7) sur les enjeux que représente le Fonds européen de défense (FEDef), dont le budget sera de 13 Md€, dans le prochain cadre financier pluriannuel 2021-2027. Il faut que ces crédits aillent à des projets d’excellence choisis pour leur apport à l’autonomie stratégique européenne et à la consolidation de la BITDE et non saupoudrés selon une logique de cohésion. Il faut surtout veiller à ce que le FEDef ne serve que les intérêts industriels de l’Europe. La violence des propos de Gordon Sondland (Ambassadeur des États-Unis à Bruxelles) en mars 2019, imposant aux Européens d’ouvrir ce Fonds aux entreprises américaines sous réserve de représailles, est symptomatique tout à la fois de la justesse de notre choix (l’autonomie stratégique doit être corrélative de notre autonomie industrielle) et de l’absence de retenue des Américains qui assument d’utiliser leur partenaire européen à des fins avant tout commerciales.

C’est ce qui m’a amenée, le 11 avril dernier, à écrire dans le Financial Times qu’avec le chantage de G. Sondland, « les Américains jouaient à un jeu dangereux avec le plus sûr de leur allié et ce, alors que la définition des menaces entre Européens et Américains semblait durablement devoir diverger ». Mais fermer ce Fonds aux pays tiers de l’Union, reviendrait à en exclure le Royaume-Uni, alors qu’il s’agit d’un partenaire essentiel à la sécurité européenne. Parce que l’on devine que sa sortie de l’UE aura pour effet mécanique de renforcer son intégration au sein de l’OTAN (et, ce faisant, sa dépendance diplomatique et industrielle vis-à-vis des États-Unis), il importe (Pp n°10) de proposer comme priorité absolue de l’UE la conclusion d’un Traité de défense et de sécurité avec le Royaume-Uni. Partenaire vital de la défense européenne, nous devons lui proposer des solutions flexibles pour lui permettre de participer, autant que possible, aux dispositifs de l’UE (FEDef, CSP, Galileo…).

Voici quelques-unes de nos propositions auxquelles l’actualité immédiate donne un écho positif. Les autres concernent plus techniquement le fonctionnement de l’UE et ses rapports avec l’OTAN. La proposition n°2 a été réalisée avec la création d’une nouvelle DG Défense. Je ne doute pas que les autres trouvent un aboutissement futur avec Nathalie Loiseau à la Présidence de la « Sous-commission Défense » du Parlement européen; avec notre nouvelle ambassadrice auprès de l’OTAN, Muriel Domenach; Arnaud Danjean aux Relations extérieures ou notre nouveau Commissaire européen, en charge, notamment, des questions de la défense. Concluant sa XXVIIIème leçon, Lucien Febvre, déclare : « L’Europe, c’est comme un vieux pays tronçonné en quatre, en six, en huit, dont chaque fraction voudrait se faire la guerre alors qu’elle incarne la paix. J’ai peur ; j’aurai peur s’il ne nous restait le dernier recours, le dernier viatique : l’espérance, cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout comme dit Péguy dans son « Mystère de l’espérance ». L’image est si fraîche, si joyeuse, si neuve, si puissante qu’elle reste inscrite dans le regard de ceux qui l’ont vue ».

Je suis sensible, peut-être plus que d’autres, en tant que Parlementaire représentant les Français établis hors de France, à la réalité de notre identité européenne lorsqu’elle est vue de plus loin. Je travaille avec beaucoup d’autres pour que l’Europe prenne enfin vie. Sans arrière-pensée, sans calcul politique.  Juste pour que notre destin, cette forme accélérée du temps, prenne enfin cours et que vive cette espérance d’une Europe puissante et sûre, c’est-à-dire d’une Europe souveraine et autonome stratégiquement.